Premier sang

Trois coups à la porte. Un visage lourd et recouvert de fourrure tigrée quitta des yeux un document manuscrit, se tourna vers un cadran affichant deux heures du matin, puis se leva enfin vers l'entrée du bureau.

« Entre. »

Un jeune Félis blanc d'une carrure appréciable fit son apparition. Il avait l'air soucieux et entra à pas prudents après avoir refermé la porte derrière lui. L'autre félin, vêtu d'un costume impeccable, se redressa sur son haut fauteuil de cuir en fronçant les sourcils. Les nouvelles ne seraient pas bonnes.

- Elles sont rentrées ? demanda le premier.
- Seulement Bianca... répondit le second.

Un mélange d'appréhension et de soulagement se ficha dans la poitrine de Giovanni di Palermo. Au moins sa nièce était de retour. Il entrecroisa ses doigts sous son menton et regarda son neveu Celestino droit dans les yeux, attendant qu'il lui donne le reste des informations. Dans ce silence, toute hypothèse était possible : avaient-elles fait une mauvaise rencontre ? Des rivaux ? La police ? Un accident ?

- Une bagarre, répondit le chat blanc. Helena aurait voulu nous doubler, ça a dégénéré, Bianca s'est défendue.
- Comment va-t-elle ?
- Premier sang.

Le Don se figea. Cette macabre litote annonçait des heures sombres. La collaboration entre Bianca et Helena était l'une des garanties de la stabilité des relations entre leurs deux familles. Les jeunes filles étaient, à peu de choses près, des cousines. Bien qu'elles ne partageaient pas les mêmes gènes, elles avaient été élevées ensemble, comme souvent entre clans différents en temps de paix pour la préserver. Travailler main dans la main évitait de travailler l'un contre l'autre. Et puis, jusqu'ici, leurs compétences complémentaires avaient fait d'elles un duo efficace.
Premier sang...
A présent, l'équilibre était menacé. La trêve risquait d'être rompue.

- Qu'avez-vous fait du corps ?
- Angelo et Romano sont partis le chercher. Bianca pense qu'il n'y a pas eu de témoins. C'est allé très vite.
- Bien. Vous irez le rendre à sa famille demain, avec Lucio, et je veux qu'elle vienne avec vous.
- Quoi ? Mais ils pourraient la descendre !
- Je sais.
- Elle est dans un sale état, il vaudrait mieux qu...
- Tu discutes mes ordres ? fit le félin tigré d'une voix grave et lente.

Le jeune homme sembla se reprendre, salua le chef de famille et quitta la pièce pour transmettre les ordres. Celestino descendit en serrant les poings. Il avait su qu'annoncer cette nouvelle en ferait tomber une autre, plus mauvaise encore. Il connaissait son oncle, celui-ci allait forcément essayer de rétablir la paix en livrant sa nièce pour faire preuve de bonne foi et laisser à la famille d'Helena le choix de se venger. C'était un pari risqué. Bien trop risqué. Surtout que l'injure venait d'eux. Le Félis partit réveiller les fils du Don pour les avertir du problème et les inciter à faire changer d'avis leur père.
Une fois seul, Giovanni soupira, se leva de son fauteuil et se posta devant l'une des photographies qui ornaient ses murs. Sur le parvis d'une église, un très grand nombre de chats de tous âges s'étaient rassemblés pour sourire de concert sous un beau soleil d'été. Tout le quart gauche avait les yeux fermés à cause de la forte luminosité. L'homme-chat scruta tous ces petits visages heureux immortalisés par le papier argentique. Beaucoup étaient morts. Le cœur du vieux chat, pourtant habitué aux adieux brutaux, se serra. Ce soir, une disparition venait de s'ajouter. Y en aurait-il une autre demain ?